Un Projet, 5 “CDE” ? Pourquoi le Chaos des Plateformes Met Vos Projets BIM en Danger
Posez la question autour de vous : “Sur votre dernier projet BIM, combien de plateformes différentes ont été utilisées pour échanger ou stocker des informations ?” La réponse risque de vous surprendre… ou pas. Car la réalité est souvent celle-ci : un seul projet, mais une multitude d’environnements de données communs (CDE) utilisés en parallèle. Et le plus inquiétant ? Beaucoup semblent trouver cette situation parfaitement normale.
Pourtant, le principe même du BIM collaboratif, tel qu’encadré par la norme internationale ISO 19650, repose sur un pilier fondamental. Citons directement la section 9.1 de l’ISO 19650-1 :
“The CDE shall provide a SINGLE source of information for any given project or asset…”
Le texte est clair : une UNIQUE source d’information. Pas “plusieurs plateformes selon les affinités” ni “un système par entreprise”. Alors, pourquoi cette déconnexion flagrante entre la théorie et la pratique chaotique que nous observons sur le terrain ? Cet article plonge au cœur de ce problème, rappelle ce qu’est un véritable CDE, analyse les conséquences désastreuses de cette fragmentation et ose poser la question des responsabilités.

Le Bazar Organisé : La Réalité Multi-Plateformes sur le Terrain
Le scénario est tristement classique et vous le reconnaîtrez sûrement :
- Les modèles IFC sont échangés via une plateforme spécialisée type Catenda, BIMcollab ou BIMsync pour la coordination.
- Les plans PDF et les documents contractuels sont stockés sur le SharePoint de l’entreprise générale ou le serveur interne du Maître d’Œuvre.
- Les modèles natifs Revit sont hébergés sur Autodesk Docs (ACC), souvent parce que “c’est inclus dans l’AEC Collection” et pratique pour le travail collaboratif direct dans Revit.
- Et pour “simplifier” les échanges rapides ou contourner des accès complexes, on utilise allègrement Dropbox, WeTransfer ou des emails avec pièces jointes volumineuses.
Face à cette dispersion, une question fondamentale se pose : qui pilote réellement l’information ? Qui garantit que le plan PDF sur SharePoint correspond bien à la dernière version du modèle IFC sur Catenda, elle-même issue du bon modèle Revit sur ACC ? La réponse est souvent : personne, ou plutôt, une armée de coordinateurs passant un temps fou à essayer de recoller les morceaux.
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CDE : ISO 19650 à la Rescousse ? Le Principe Fondamental du “SINGLE Source of Information”
La norme ISO 19650 n’a pas défini le concept de CDE unique par hasard. L’objectif est de garantir :
- La Traçabilité : Savoir qui a produit quelle information, quand, et quelle version fait foi.
- La Fiabilité : S’assurer que tous les acteurs travaillent sur la base des mêmes informations, validées et à jour.
- La Sécurité : Contrôler qui a accès à quoi, et protéger l’information contre les pertes ou les accès non autorisés.
- L’Efficacité : Fluidifier les processus d’échange, de révision et de validation en évitant les redondances et les erreurs.
Utiliser plusieurs plateformes comme “source de vérité” pour différentes informations d’un même projet anéantit directement ces objectifs fondamentaux.
Qu’est-ce qu’un VRAI CDE ? (Spoiler : Ce n’est Pas Juste un Disque Dur Partagé)
Un véritable Environnement de Données Commun, au sens de l’ISO 19650, est bien plus qu’un simple espace de stockage en ligne. C’est un environnement structuré qui doit impérativement gérer :
- Les États (ou Statuts) de l’Information :
- WIP (Work In Progress) : Zone de travail interne, non visible par les autres équipes.
- SHARED : Zone de partage pour coordination et vérification entre équipes. L’information y est soumise à des processus de révision et d’approbation.
- PUBLISHED : Zone contenant les informations validées et autorisées pour un usage spécifique (ex: plans Bon Pour Exécution).
- ARCHIVE : Zone conservant l’historique immuable de toutes les informations partagées et publiées, ainsi que des transactions.
- La Gestion Fine des Permissions : Contrôler précisément qui peut voir, télécharger, modifier, valider quelle information, en fonction de son rôle, de sa discipline et de l’état de l’information.
- Le Versioning Automatique : Conserver un historique clair de chaque version de chaque document ou modèle.
- Les Workflows de Validation : Permettre de définir et de suivre des circuits de révision et d’approbation clairs.
- La Traçabilité des Actions (Logs) : Enregistrer qui a fait quoi et quand sur la plateforme.
Un simple serveur de fichiers ou un outil comme Dropbox ne remplit pas ces fonctions essentielles.
Les Conséquences Désastreuses de la Fragmentation des Données
Tolérer ou encourager l’usage de multiples plateformes sur un projet n’est pas anodin. Cela entraîne :
- Une Perte Totale de Traçabilité : Il devient impossible de reconstituer l’historique fiable d’une information.
- Une Rupture de la Continuité Numérique : Changer de plateforme entre les phases (ex: ACC en conception, Mezzoteam en exécution, Catenda pour le DOE) crée des silos et rend l’exploitation des données très complexe.
- Un Risque Massif d’Erreurs : Les équipes utilisent inévitablement des versions obsolètes ou incohérentes, menant à des erreurs coûteuses sur chantier.
- Une Inefficacité Chronique : Le temps perdu à chercher la bonne information sur la bonne plateforme, à comparer les versions, à re-saisir des données est considérable.
- Des Failles de Sécurité Multipliées : Chaque plateforme supplémentaire est un point d’entrée potentiel. Gérer les droits de manière cohérente devient un cauchemar, et l’utilisation d’outils non sécurisés (WeTransfer…) expose les données. (Voir notre article sur la Cybersécurité BIM).
- L’Improvisation comme Règle : Les processus BIM définis dans le Plan d’Exécution BIM (BEP) deviennent lettre morte face à la réalité fragmentée des outils.
À Qui la Faute ? Questionner les Responsabilités
Face à ce constat, il est légitime de se demander pourquoi cette situation perdure. Les responsabilités sont souvent partagées :
- Le Client (Maître d’Ouvrage) : Ne définit-il pas assez clairement ses exigences dans le cahier des charges ? N’impose-t-il pas le choix et l’usage d’un CDE unique ISO 19650 pour son projet ?
- L’AMO BIM ou le Mandataire : Manque-t-il de fermeté pour faire respecter les règles établies dans le BEP ? Accepte-t-il trop facilement les “solutions” proposées par chaque intervenant pour éviter les discussions difficiles ?
- Les Entreprises Intervenantes : Privilégient-elles leurs outils internes ou ceux inclus dans leurs abonnements logiciels (comme ACC) par souci d’économie ou par habitude, au détriment de la plateforme commune définie ?
- Le BIM Manager / Coordinateur : N’ose-t-il pas alerter sur les risques et les non-conformités par peur de perdre sa mission ou de créer des tensions ? Manque-t-il d’arguments ou d’autorité pour imposer le respect des processus ?
Vers une Stratégie CDE Cohérente : Sortir du Chaos
Il n’y a pas de solution miracle, mais quelques pistes sont essentielles :
- Leadership du Maître d’Ouvrage : C’est au client d’impulser la démarche en définissant clairement ses exigences informationnelles et en imposant l’utilisation d’un CDE unique et conforme aux principes de l’ISO 19650 dès le lancement du projet.
- Un BEP Clair et Contractuel : Le Plan d’Exécution BIM doit explicitement désigner le CDE unique, détailler ses règles d’utilisation, les workflows de validation et les responsabilités de chacun. Il doit être annexé aux contrats.
- Un BIM Manager / Coordinateur Assertif : Son rôle est de veiller à l’application du BEP, de former les utilisateurs au CDE choisi, d’alerter immédiatement en cas de dérive et de faciliter la résolution des problèmes techniques ou organisationnels liés à la plateforme.
- Choix Éclairé de la Plateforme : Sélectionner un CDE qui répond réellement aux exigences fonctionnelles de l’ISO 19650 et aux besoins spécifiques du projet, et pas seulement sur la base du prix ou de l’habitude.
Conclusion
Non, utiliser plusieurs plateformes comme CDE sur un même projet BIM n’est pas normal. C’est une pratique dangereuse, inefficace et contraire aux fondements même de la collaboration structurée prônée par l’ISO 19650. Le concept de CDE unique n’est pas une contrainte bureaucratique, mais la condition sine qua non pour garantir la traçabilité, la fiabilité, la sécurité et l’efficacité des échanges d’information.
Il est temps de sortir de ce chaos organisé. Cela demande une prise de conscience collective, un leadership affirmé du Maître d’Ouvrage, et une rigueur accrue de la part des BIM Managers et de tous les intervenants pour faire respecter les règles du jeu définies en commun. La fluidité et la réussite de nos projets BIM en dépendent directement.
FAQ – CDE Unique et ISO 19650
1. Est-il techniquement impossible d’utiliser plusieurs plateformes sur un projet BIM ?
Techniquement, on peut toujours échanger des fichiers via différents canaux. Cependant, cela va à l’encontre du principe fondamental de l’ISO 19650 qui vise une source unique d’information faisant foi pour éviter les erreurs, les doublons et la perte de traçabilité. Maintenir la cohérence entre plusieurs plateformes est extrêmement complexe et risqué.
2. L’ISO 19650 impose-t-elle une plateforme CDE spécifique (ex: ACC, Trimble Connect…) ?
Non. La norme ISO 19650 définit les principes fonctionnels et organisationnels qu’un CDE doit respecter (gestion des statuts WIP/SHARED/PUBLISHED/ARCHIVE, workflows, permissions, traçabilité…). Elle ne recommande ni n’impose aucune solution logicielle particulière. Le choix de la plateforme doit se faire en fonction de sa capacité à implémenter ces principes.
3. Que faire si un partenaire important refuse d’utiliser le CDE unique du projet ?
Cette situation doit être anticipée et gérée contractuellement via le BEP. Il faut d’abord comprendre les raisons du refus (formation, coût, technique ?) et tenter de trouver une solution. Si le refus persiste, il faut rappeler les obligations contractuelles et les risques encourus par le projet du fait de cette non-conformité. Cela peut nécessiter une médiation ou une décision du Maître d’Ouvrage.
4. Peut-on considérer SharePoint ou Dropbox comme un CDE conforme ISO 19650 ?
Généralement, non. Si ces outils sont utiles pour le stockage et le partage simple de fichiers, ils manquent nativement des fonctionnalités essentielles requises par l’ISO 19650, notamment la gestion structurée des statuts (WIP/SHARED/PUBLISHED), les workflows de validation complexes, et une gestion des permissions aussi fine et adaptée aux processus AEC que les CDE dédiés.
5. Qui est responsable de la mise en place et de la gestion du CDE unique ?
La responsabilité première de la définition des exigences et du choix du CDE incombe généralement au Maître d’Ouvrage (Appointing Party selon l’ISO 19650). La responsabilité de l’administration quotidienne, de la gestion des accès et du respect des processus définis dans le BEP est souvent déléguée à un BIM Manager ou à une équipe de gestion de l’information désignée (parfois au sein de l’équipe du Maître d’Œuvre ou de l’AMO BIM).
Et vous, quelle est votre expérience avec la multiplicité des CDE ? Pourquoi cette situation vous semble-t-elle si fréquente ? Quelles solutions avez-vous mises en place pour tendre vers un CDE unique efficace sur vos projets ISO 19650 ? Partagez vos témoignages et vos idées en commentaires !